Dimanche 8 juillet 2012, 9h15 : la course est partie depuis 1h45, j'en ai terminé avec les 20km de la plage de Barra de Tijuca, et j'entre dans le tunnel du Joa, entouré de tous les autres coureurs. On a un petit kilomètre en côte pour passer de l'autre côté du tunnel : on souffle fort, on est trempés de pluie et de sueur, on a le visage tiré, mais on continue de "rouler" à une allure de 4min 45sec par kilomètre. Je ne suis plus assez concentré pour calculer l'équivalent en km/h, mais je sais déjà que je ne tiendrai pas ce rythme jusqu'au bout. Depuis le départ, je ne me sens pas totalement à l'aise : j'ai l'impression de remplir la moitié de mes poumons à chaque respiration ; je ne compte plus que sur mes jambes, encore fraîches, pour m'amener au bout.
En passant ce 22ème kilomètre, je laisse derrière moi le connu (le semi-marathon) et je relance du double.
À 9h15, ce 8 juillet, j'ai mesuré pour la première fois l'ampleur de la difficulté. J'osais à peine imaginer qu'il me restait encore à remonter la plage de Sao Conrado, de Leblond, d'Ipanema puis de longer l'immense Copacabana, de passer le Pain de Sucre, passer Botafogo et atteindre Flamengo. C'est à dire traverser entièrement Rio!
Avant de vous emmener avec moi au pas de course dans Rio de Janeiro, je vous propose de repasser le film de ce défi, depuis mon arrivée au Brésil jusqu'à ce 8 juillet pluvieux.
Récit de huit mois de course à pied au Brésil, en 8 minutes!
Antécédents d'endorphine
Arrivé au Brésil à la mi-Octobre 2011, j'avais déjà dans mes cartons l'objectif de boucler un marathon cette année. C'était une suite logique aux quelques courses de 20 et 21km faites en France. Même si je préfère les raids ou les trails "hors bitume", le Marathon est une distance mythique : c'est la plus longue épreuve Olympique, mais c'est surtout une épreuve de force universelle.
Pour tous les coureurs, votre temps au marathon, c'est votre CV. Et seuls ceux qui l'ont couru peuvent savoir ce qu'il en coûte de courir le marathon en 4h, 3h30 ou 3h. Seuls ceux qui se sont entraînés pendant des mois peuvent savoir ce que représentent 5 secondes par kilomètre de course.
En arrivant au Brésil, j'étais décidé : ça serait le Marathon de Rio, 8 mois plus tard.
Novembre 2011 : Reprise de l'entrainement
Lorsque j'ai débarqué au Brésil, je venais de terminer une période de 6 mois très dense, avec beaucoup de déplacements en Europe, la préparation de l'expatriation au Brésil et pas mal de festivités en Espagne. Au Pays Basque, je n'avais presque pas fait de course, et sans motivation j'avais relâché l'entraînement. Il fallait se remettre en route..
Décembre 2011/janvier 2012 : dans la chaleur
C'est le plein été au Brésil : la température frôle parfois les 40°C en journée et il peut faire jusqu'à 30°C à 22h. Je perds des litres d'eau à chaque entraînement.
Je reprends les exercices depuis le début : séries de 200m, séries de 1000m.
Février 2012 : vacances!
Je fais un break de quelques semaines. De toute façon, il fait encore trop chaud!
Judy découvre ce que signifie "vacances" pour un coureur à pied: rando, rando, marche et rando!
Mars 2012 : à la dure
C'est reparti très fort et très dur : je multiplie les séries courtes, je cours avec des poids aux pieds, parfois avec mon CamelBack chargé.
Je profite d'une compétition VTT pour faire une sortie longue en courant derrière les vélos : 34km avec du dénivelé en plein soleil. Je termine en marchant, à court de sucre, mais bien dans les jambes.
Avril 2012 : changement de pneus
Mes chaussures sont explosées, j'en fait venir d'autres de France, mais le mal est déjà fait : j'ai des douleurs articulaires dans les genoux et les talons. Je subi aussi les aléas locaux : douleurs d'estomac, poussée de fièvre et une intoxication alimentaire.
Mai 2012 : coup de mou & coup d'éclat
Les nouvelles chaussures m'ont fait beaucoup de bien, mais je suis encore en état de fatigue générale. Je continue de m'entrainer très régulièrement (~40km/semaine) mais j'ai du mal à trouver mon rythme.
Je surveille une petite douleur à la hanche : ancienne chute à vélo ou déhanché en soirée?
Fin mai, je cours le 10km de l'école Militaire AMAN, juste à côté de chez moi. Bonne surprise : je termine en 37min!! Mon entrainement a bien fonctionné, et je peux commencer avec confiance la partie "endurance pure" de l'entrainement.
Juin 2012 : endurance pure (et dure)
J'arrête presque totalement les séries courtes (200m, 1000m) et je passe à des sorties tranquilles de 6 à 15km pendant la semaine, je reprends la corde à sauter et apprends à courir à 5min par kilomètre (soit 12km/h, au lieu de 16km/h pendant les séries de 1000m).
J-15 : derniers pas
Dernière sortie longue : 2h de vélo, 1h30 de course dans les collines.
Dernier entrainement : quelques séries, quelques exercices articulaires et beaucoup de respiration.
J-7
5km inter-entreprises : 19' en terminant tranquille.
J-3
Siestes le midi, féculents à volonté et nuits de 7h au moins.
J-1
Arrivée à Rio avec 4 collègues, repérage de l'arrivée, retrait des dossarts.
Le temps est extra : doux, frais pour le matin et sec. Malheureusement, la météo annonce froid, pluie et vent pour le lendemain!
Jour J
Réveil à 5h45, juste à temps pour croiser les 2 semi-marathoniens de l'équipe qui partent sur le départ.
Le temps est effroyable : vent fort, bruine et averses et temps froid. Les sacs poubelle coup-vent ne seront pas de trop. Je sens que je suis un peu tendu, j'ai hâte de commencer pour ouvrir la cage et libérer mes jambes!
Premiers Kilomètres
Le départ groupé est toujours brouillon, le temps que le peloton s'étire. Nous ne sommes pas très nombreux sur la ligne : à peine 2500 coureurs (+20 000 sur le semi de Paris), donc il n'y a pas trop de bousculade.
Au second kilomètre, je suis déjà dans le rythme : 5min/Km. Si je conserve ce rythme jusqu'au bout, je terminerais en 3h30. Mais je suis frais, je me dis que je peux peut-être accélerer pour profiter du vent dans le dos, pour prendre de l'avance sur les 2 côtes du parcours et pour attraper un bon groupe qui me tirera jusqu'au bout.
KM 10
Les conditions sont dures : je suis trempé, rincé par le vent, les chaussures gorgées d'eau. Je tente de rester concentré sur la musique posée de mon mp3, mais je sens le grondement sourd des vagues qui déferlent à ma droite, et le vent qui siffle dans mon dos. Avec ou sans musique, la bagarre a déjà commencé!
Je passe le dixième kilomètre avec 2 min d'avance sur mon temps de référence : je ne m'alarme pas et continue sur mon rythme.
KM 16
Maintenant je m'alarme : je vais trop vite!! J'ai fait les derniers kilomètres à 4min35sec au lieu de 5min!
Cela parait peu, mais les coureurs savent que 25sec au kilomètre, ce n'est pas seulement plus rapide, c'est une allure de course différente! Le problème, c'est que je me sens bien à cette allure, j'ai du mal à me raisonner pour ralentir.
KM 22
J'ai passé le semi-marathon en 1h39, avec 5min d'avance sur mon programme. Mais je n'espère plus tenir le rythme : la boule à l'estomac que j'essaye de relâcher depuis le départ ne m'a pas quittée, et est maintenant bien gonflée sous mes poumons. J'ai l'impression de respirer à demi-bouffées, j'étouffe! J'attaque la première côte et déjà je patine dans mes chaussures mouillées... Terminer va être une bagarre terrible.
KM 27
"Je n'en peux plus, je n'en peux plus"! Le message résonne dans ma tête depuis la fin de côte du 22ème kilomètre. Je me suis retenu de m'arrêter: une fois, deux fois, cinq fois, dix fois...et l'envie revient au KM 27. Je sais que si je commence à marcher maintenant, je risque d'être tenté de m'arrêter sur les quinze prochains kilomètres (il me reste encore quinze bornes!!). Tant pis, je fais le pari qu'en marchant une petite minute, je pourrais libérer ma boule à l'estomac : je m'arrête!
Moralement, c'est un coup terrible pendant la course : c'est la preuve tangible qu'on est touché ; l'hémisphère droit ne peut plus prétendre à l'hémisphère gauche que tout va bien.
Je respire, fait des mouvement des bras pour détendre ma cage thoracique, bouge la tête, inspire profondément, expire...et repart à petites foulées, pas vraiment convaincu d'avoir éliminé mon poids à l'estomac.
KM 30
Je dépasse le trentième Kilomètre en 2h27 avec toujours 3min d'avance, malgré plusieurs arrêts.
Je n'ai rien avalé depuis le départ : mon estomac refuse tout. Depuis le 22ème Km, j'ai la nausée, je rote de temps en temps, ça me fait du bien, mais la crampe revient quelques foulées plus loin. J'ai l'impression d'avoir mangé une boite entière de chocolats!
La douleur revient, mon estomac se contracte : cette fois-ci je crois que je vais vomir; je m'arrête sur le bord de la route...Petit spasme, remontée acide, je crache, je repars immédiatement. Je m'en tire avec un renvoit de bile ... et ça va durer jusqu'à la fin.
KM 35
J'en termine avec l'interminable plage de Copacabana. Je suis trempé et gelé. J'ai dû m'arrêter à chaque kilomètre depuis le 30ème. Depuis le 10ème kilomètre, il n'y a plus de peloton, on court seuls dans la douleur.
Je suis un peu déçu qu'il n'y ait pas plus de monde pour nous encourager! À Paris, les rues sont bordées de badauds, quelque soit la météo! J'avais déjà remarqué que les brésiliens ont assez peur de pluie, mais aujourd'hui, Copacabana, la plage la plus célèbre du Monde, est vide!
Avant de passer le tunnel qui remonte vers Botafogo, je suis encore une fois obligé de m'arrêter, asphixié. Un coureur me tape sur l'épaule : "nao para!"; je lui fait un geste de remerciement, mais cette fois c'est fini, je suis incapable de repartir. Trois enjambées plus loin, un autre me donne une petite tape dans le dos : "vai vai vai!". Je suis cramé, mais touché par son effort, je redémarre. Lui aussi a 35km et 3h de course dans les mollets, mais il a encore la volonté de venir me chercher pour me motiver! Je suis ému par son geste et poursuis mon effort, pour continuer à faire partie de ce troupeau de déjantés qui s'éreinte sur la route.
KM 36
Coup d'oeil amer à ma montre. Depuis le deuxième kilomètre je suis en avance par rapport au temps de référence de 3h30. Je me suis battu pour conserver mon avance jusqu'au bout, mais je paye maintenant le craquage des derniers kilomètres : je viens de passer le 36ème kilomètre avec 23 secondes de retard; une bagatelle que je me sais déjà incapable de rattraper.
KM 38
Je suis au bout du bout...Mes quadriceps sont ankylosés, mes mollets tirent à craquer ; mon estomac est toujours bloqué. La route fait un lacet dans Botafogo: encore 4km: ça me parait être le bout du Monde. Je m'arrête encore et encore. Hors de question de finir en marchant : je ne me suis pas entraîné 8 mois pour ça. Malheureusement, le corps de répond plus.
Encore une fois, c'est un coureur qui me sort de l'immobilité : il s'arrête à ma hauteur, m'attrape par l'épaule et m'ordonne de continuer. Frappé par son injonction, mon corps se remet en route comme un pendule remis en mouvement par une pichenette. Je reste plusieurs centaines de mètres sous l'effet de cette relance : il m'a littéralement ordonné de repartir, comme s'il avait été mon père, mon entraîneur; comme s'il m'avait connu depuis toujours et qu'il savait que j'en était capable. Moi-même je ne sais plus si j'en suis capable! Comment lui pouvait-il savoir?
Peut-être que c'était tout simplement un coureur expérimenté, qu'il savait qu'après 38km, on est capable d'en faire encore quelques uns. Dans l'état où j'étais, il n'y avait qu'un coureur qui aurait pu m'ordonner de continuer. Tous les gens sensés m'auraient demandé de m'arrêter.
Bienvenue dans la Fraternité des coureurs!
KM 40
La ligne d'arrivée est proche, mais proche, c'est encore un peu loin pour moi. Il faut que je m'arrête encore. C'est la dernière fois, je me le promets! Ma dernière bagarre sera de ne plus s'arrêter sur les 2 prochains kilomètres. Une performance au vu des dix derniers!
KM 42
Ça y est, j'ai bouclé les 42km!!
Il ne reste qu'une ligne de 195m, pour la Reine d'Angleterre (avis aux amateur d'anecdotes), et Jon est déjà là pour m'encourager! J'arrive à peine à faire un geste pour le remercier...
Je passe la ligne d'arrivée en 3h36, 6 min plus tard que prévu, mais je suis loin de ces considérations : tout s'arrête autour de moi : la pluie, le vent, la douleur solitaire, la voix autoritaire qui m'a poussé jusqu'ici. Ici, je peux m'arrêter -enfin!-, manger, marcher : c'est fini!! Je ne comprends pas pourquoi, mais je commence à pleurer, de joie certainement. L'effort qui s'arrête, la tension qui retombe, le reconfort apporté par la distribution des ravitaillement, la médaille. J'ai les yeux embrumés mais je n'arrive pas à pleurer vraiment : mon corps est balayé de crampes, j'ai froid et j'ai encore besoin de respirer fort, ce qui interdit d'avoir la gorge serrée par les pleurs.
Après quelques minutes d'errance à la recherche de collègues, je rentre à la voiture en hypothermie, incapable de me déshabiller pour enfiler des affaires chaudes. Je m'écroule sur le siège de la voiture, en claquant encore des dents...Demain je ne pourrai même pas marcher, après-demain je suffirai plus encore mais rien de tout cela n'a d'importance, ni les pleurs, ni la douleur, ni l'hypothermie : tout va bien maintenant, J'AI TERMINÉ MON PREMIER MARATHON!!
Après s'être raconté chacun notre course le lundi, il ne restait qu'une question : "C'est quand le prochain marathon?"
Épilogue
On peut lire tout ce qui existe sur le marathon, on peut faire toutes les simulations de courses, tous les calculs de temps de passage, écouter tous les récits...Tout cela ne m'a apporté la moitié de l'expérience que j'ai acquis en courant ces 42 km. La course est, malgré ses apparences de fluidité et la silhouette des athlètes, un sport psychologiquement brutal : pour apprendre, il faut courir; pour progresser il faut courir; pour prendre du plaisir, il faut courir ; pour comprendre tout cela, il faut déjà courir. Et la recette s'applique aussi au marathon : on m'avait dit que le marathon c'est 50% dans les jambes, 50% dans la tête. C'est faux : c'est 99% dans les jambes, le reste vient avec.
"Il ne suffit pas de serrer les dents pour terminer un marathon, il faut surtout continuer à courir, encore, encore, encore..."